Nouriel Roubini : « Une croissance anémique et pathétique dans la zone euro »
Dans un entretien avec Tom Keene, pour Bloomberg, l’économiste Nouriel Roubini revient sur les tensions dormantes mais bien réelles qui pourraient à nouveau affecter les marchés actions et obligations.
Nos élites sont-elles en train de se tromper ?
Il y a une certaine reprise économique au niveau mondial, mais les données sont assez contradictoires. Les indices PMI suggèrent une accélération de la croissance aux Etats-Unis. Les données macroéconomiques sur la croissance, l’emploi ou la demande sont bien plus légères. Et les PMIs vont aller dans le sens des données macroéconomiques, plutôt que l’inverse.
Les baisses de salaire font débat en Grèce. Ce peuple est en train de faire des sacrifices hors du commun. Pouvez-vous nous donner votre impression sur la distance apparente entre cette élite en costume-cravate ou en tailleur Chanel, et le reste de la société en Europe ou en Asie qui, elle, souffre ?
J’ai récemment écrit un article comparant « Wall Street » à « Main Street ». Je laissais entendre que la croissance économique dans les pays les plus avancés, notamment en Europe, demeurait très anémique. Et, dans les pays à la périphérie de la zone euro, cinq des sept économies en crise sont encore en récession. Alors que la zone euro retrouve de la croissance, il y a encore une récession en Grèce, et l’Espagne est plutôt proche de la dépression. Le taux de chômage y est de 25%, et atteint même 50% chez les jeunes. Même si la croissance sera positive dans la zone euro l’an prochain, je pense qu’elle atteindra à peine 1%. Cela sera une croissance si anémique et si pathétique qu’elle ne permettra pas de réduire ces taux de chômage. En même temps, grâce aux liquidités injectées sur les marchés, grâce aux plans d’assouplissement quantitatif, grâce aux politiques monétaires expansives de la Réserve Fédérale, de la Banque du Japon, de la Banque d’Angleterre ou de la Banque Centrale Européenne, les prix des actifs peuvent continuer d’augmenter. Ils pourront encore s’envoler pendant un bon moment grâce aux politiques de reflation ou grâce aux liquidités injectées, mais la faiblesse de la croissance économique aura tôt ou tard un impact.
Les marchés donnent l’impression de s’être calmés. Quelle est la fragilité de ces marchés selon vous, en particulier celle du marché obligataire ?
Si vous regardez la dynamique de la dette pour l’Italie ou l’Espagne, vous vous rendrez compte que l’endettement dépasse les 133% du PIB en Italie, que celui de l’Espagne vient de dépasser les 100% et continue d’augmenter. Avec des taux d’intérêt réels en hausse, et une croissance extrêmement contenue en Espagne ou en Italie, il faudrait un excédent primaire de 3 à 4% juste pour stabiliser ces ratios, à des niveaux qui sont déjà très hauts. Cela continuera d’augmenter, et même si, à court terme, les risques ont été minimisés, à moyen terme la dynamique de la dette restera insoutenable, à la fois pour l’Italie et l’Espagne.
Où se trouve les prochaines poches de risque ?
Actuellement les risques dans la zone euro ont été intégrés par les marchés. En revanche, le consensus sur la croissance économique en Chine risque d’en surprendre plus d’un, et de façon négative, dans la mesure où les prédictions font état d’une croissance de l’ordre de 7,4% pour cette année seulement, alors que le consensus visait, lui, 8%. L’an prochain, je m’attends à une croissance en Chine sous les 7%. Si la croissance venait à ralentir aussi brusquement au second semestre l’an prochain, les marchés n’intègrent pas encore, eux, ce ralentissement sur les matières premières, sur les marchés émergents asiatiques, en Europe ou aux Etats-Unis. Il s’agit de la seconde économie la plus importante au monde. Il ne s’agira pas d’un atterrissage brutal, mais bien d’un atterrissage ferme et non d’un atterrissage en douceur.
Toutes les banques centrales se trouvent-elles en territoire inconnu ?
Nous sommes certainement passés de politiques monétaires conventionnelles à des politiques non conventionnelles, faites d’assouplissements quantitatifs, de politiques de taux d’intérêt bas voire nuls, d’indications prospectives, d’assouplissements du crédit. Aujourd’hui, les gens parlent même de taux d’intérêt négatifs. Et, même après cinq années de stimulation monétaire, les Etats-Unis n’ont pas retrouvé leur pleine croissance. La zone euro, la Grande-Bretagne, le Japon sont toujours à la traîne. Nous avons donc besoin de plus de stimulus. J’étais l’une des rares personnes à prévoir que la Réserve Fédérale ne réduirait pas ses mesures d’assouplissement, car je m’appuyais sur les données macroéconomiques. Qui étaient d’ailleurs très faibles.
Comment pouvons-nous créer de la croissance ?
Cela sera encore difficile pour les prochaines années à cause du processus de désendettement qui a commencé après le début de la crise financière, et continue encore. Dans la zone euro, vous avez encore des endettements dans le secteur bancaire liés au secteur immobilier. Aux Etats-Unis, peu de choses ont été faites pour ce qui est des ajustements fiscaux. Par conséquent, nous devons nous attendre, pour l’heure, à une croissance faible dans les économies les plus développées, peut-être un peu plus forte aux Etats-Unis, où elle pourrait atteindre 2,4% l’an prochain. C’est déjà beaucoup mieux que les 1,7% prévus pour cette année, mais cela sera toujours en-dessous de la tendance normale.